Turquie – Exil princier

Etes-vous plutôt paquebot ou rafiot, vedette ou goélette, vraquier ou chalutier, croiseur ou remorqueur, brigantin ou sous-marin?

Je ne suis qu’un piètre marin malgré mon signe zodiacal de Poissons. A Istanbul, j’ai néanmoins tutoyé et apprécié l’élément liquide. Istanbul vit les pieds dans l’eau. En grand écart sur le détroit du Bosphore, elle vigile la mer de Marmara et, plus loin, la mer Noire. Les bateaux, petits et grands, mais surtout bien grands, font donc partie du paysage urbain istanboulite.

A Istanbul, j’ai navigué un peu sur le détroit du Bosphore, ce trait d’union liquide entre la mer Noire et la mer de Marmara. Bien davantage sur la mer de Marmara, autrefois dénommée mer Blanche. Comme Ulysse durant l’Antiquité grecque, j’y ai fait un beau voyage.

Les îles des Princes (Princes’ Islands)

Je me suis rendu dans deux des neuf îles des Princes (Princes’ Islands) – Büyükada et Heybeliada. La traversée n’a rien d’une odyssée : à peine deux heures de ferry. Il m’a été plus difficile de mémoriser les noms de ces îles que de m’y rendre. Oui, mon turc n’est malheureusement encore que balbutiant.

Les îles des Princes doivent leur nom aux luttes fratricides qui déchiraient la cour impériale byzantine de Constantinople. La succession sur le trône impérial n’étant pas régie par le principe de primogéniture mâle (le fils aîné succède à son père), elle donnait lieu à des intrigues – byzantines bien évidemment – qui se soldaient par la neutralisation politique, voire l’élimination physique des rivaux du nouvel empereur.

L’archipel a ainsi accueilli des générations de princes byzantins en disgrâce. Au mieux, les princes étaient condamnés à un exil de proximité ; au pire, ils étaient exécutés. Dans des temps plus récents, Léon Trotsky y séjourne quatre ans suite à sa déportation en 1929 de l’Union soviétique.

La beauté et la sérénité des lieux devaient tempérer l’amertume de l’exil. A l’époque byzantine, l’archipel se constelle de monastères orthodoxes grec, dont le plus célèbre, le monastère de Saint-George (Aya Yorgi), remonte au VIe siècle. Suite au développement des lignes de ferry au XIXe siècle, les îles des Princes se muent en un lieu de villégiature estivale pour la bourgeoisie fortunée d’Istanbul. Des marchands – surtout grecs, arméniens et juifs – y bâtisssent de délicates et riches maisons de bois dans un style victorien.

Exil volontaire à Büyükada

A mon arrivée à Büyükada, c’est la cohue, car la destination est prisée par les Istanboulites. Ruée sur les calèches et les bicyclettes. Dans un passéisme romantique de bon aloi, l’archipel bannit les véhicules à moteur. Si vous souhaitez à tout prix vous déplacer en voiture sur l’île, simulez un arrêt cardiaque, criez au feu ou dévalisez une boutique ; seuls les services publics de santé, du feu et de police sont motorisés. Ainsi donc, sur le port, calèche ou vélo, il faut choisir. Face au dilemme, je reste fidèle au pédibus, mieux adapté à la photographie.

La destination phare de Büyükada est le monastère de Saint-George, blotti dans les hauteurs de l’île. Dès la première rampe, les cyclistes d’un jour posent pied à terre, regrettant sans doute d’avoir parié sur le mauvais cheval. Les calèches, elles, filent à grand train.

La montée vers le monastère passe par de délicieuses rues bordées de maisons victoriennes. Si la plupart sont restaurées, quelques unes attendent encore leur nouveau propriétaire. Avis aux amateurs. Pour ma part, je me délecte du délicieux air hors-du-temps qui souffle dans l’île, aux antipodes de l’agitation de l’Istanbul contemporaine.

Un peu plus haut, des pinèdes bercées par l’air marin agrémentent l’œil et procurent une ombre bienvenue. Les rares cyclistes rescapés s’y affalent le souffle court.

Plus loin, le terminus des calèches. Car les attelages ne se risquent pas dans la montée finale vers le monastère. La plupart des visiteurs s’y cantonne avant de redescendre. Dommage, car le monastère respire la sérénité et la félicité.

Bien plus tard, je reprends le chemin du port en passant par une plage de sable. En route, je débusque la plus belle boîte à lettres jamais conçue et réalisée. L’envie d’y recevoir des lettres cachetées au doux parfum d’exil volontaire. De quoi vous détourner à tout jamais des fades courriers électroniques lus à la hâte sur l’écran Crétina d’un iMachin dernier cri.

Retour d’exil

De retour au port, je lutte pour réintégrer le XXIe siècle. Les petits rafiots qui s’y reposent ne m’aident guère à la tâche. L’entrée tonitruante du ferry me rappelle à l’ordre.

Durant le trajet retour à Istanbul, une grappe d’étudiants istanboulites m’entoure sur le pont du navire. Course de fin d’année académique, m’explique tant bien que mal leur professeur dans un anglais incertain. Mon turc n’est pas meilleur. Une étudiante m’offre des gâteaux secs garnis d’un large sourire. Comment refuser ? En bouche, les gâteaux secs sont secs, très secs. Je mâche consciencieusement avant de déglutir à grand-peine, face aux sourires gênés et amusés de la cantonnade.

Un peu plus tard, une nuée de mouettes assaille le pont, attirée par la nourriture tendue à bout de doigts par les passagers. C’est alors que je comprends l’usage attendu des gâteaux secs offerts par la charmante Istanboulite.

N’importe, j’ai vécu l’espace de deux jours comme un prince en exil. Un exil doré et volontaire. Heureux soit celui qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage.

Bien à Vous,

By Bertrand

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