Brésil – Les fils de Gandhi

Bom carnaval!

Dans la rue, un homme me dépasse à grandes enjambées. Sa coiffe et son port de tête feraient belle figure sur la place Saint-Marc ou dans un bal privé lors du carnaval de Venise. Je le hèle d’un salut et d’un sourire, indiquant mon appareil photo. Il s’arrête un instant, prend brièvement la pose, conclut chaleureusement d’un “bom carnaval !” avant de s’éloigner. Mon carnaval 2010 à Salvador de Bahia fut bon, très bon. Le meilleur de mon existence.

Il n’est que dix heures du matin, mais les rues piétonnes du Pelourinho, le quartier historique de Bahia, bruissent déjà d’une joyeux brouhaha dont les ondes ricochent sur les façades colorées, dynamisent le pas, éclairent le regard et le sourire : dans l’après-midi sera lancé le carnaval!

Préparatifs carnavalesques

Les préparatifs vont bon train. Les commerçants de nourriture et de boisson complètent leurs stocks en vue d’un siège de plusieurs jours. La police militaire prend position dans les points stratégiques. Les chalands par centaines achètent à la hâte des accessoires festifs ou des tenues blanches et bleues aux vendeurs ambulants. Une rue entière s’est transformée en un salon de coiffure. Un régiment de coiffeuses y confectionne à la chaîne mais sur mesure des turbans blancs à partir d’une serviette éponge. Les maquilleuses exercent leur art sur les plus jeunes – ceux-ci tiennent encore en place.

Les plus anciens observent, impassibles et sereins, au tohu-bohu. Les femmes, elles ont déjà revêtu leurs plus beaux atours.

Le Pelourinho

Désireux d’apprécier la vieille ville avant son embrasement carnavalesque, je gagne des rues encore calmes. Le Pelourinho surplombe le port de Bahia, superbement ouvert sur l’océan Atlantique. Dès le XVIe siècle, Salvador de Bahia constitue l’un des points d’entrée de la percée coloniale portugaise: port important, mais également bassin agricole dédié à la culture de canne à sucre et au tabac grâce à une main-d’oeuvre servile indigène et africaine. Du XVIe au XIXe siècles, plus de trois millions d’esclaves sont déportés d’Afrique subsaharienne au Brésil, dont la majorité dans le Nordeste où se situe Salvador.

L’ordre religieux des jésuites, très actif dans la percée coloniale portugaise, s’y est visiblement bien accommodé de l’esclavage. Au centre du Pelourinho, la place où se déroulait le marché aux esclaves est flanquée sur trois côtés de somptueuses églises. On peut visiter dans un musée religieux de Bahia une magnifique croix qu’un esclave aussi diligent qu’habile a sertie de 2’000 pierres précieuses. On ne juge pas une époque historique avec les valeurs de son temps, je sais.

Les fils de Gandhi

Dans les premières heures de l’après-midi, la fièvre carnavalesque qui se propage à travers le Pelourinho me happe à nouveau. Les flux de passants convergent vers le centre du quartier historique. Les artificiers et les pompiers en herbe effectuent les derniers réglages.

Je croise de plus en plus d’hommes vêtus d’une robe longue bleue et blanche. Leur chaud turban immaculé est frappé d’une inscription Gandhy 2010.

Il s’agit bien d’une référence au mahatma Gandhi. En février 1949, quelques modestes dockers du port de Bahia décident de former un bloco (groupe) pour le prochain carnaval. L’un d’entre eux suggère de le nommer Filhos de Gandhy (les fils de Gandhi), en hommage au mahatma assassiné à Delhi une année auparavant. Gandhi a ouvert la voie au progrès social par la non-violence dans une société indienne fortement inégalitaire. Les principes d’action du mahatma sont très pertinents dans un Brésil encore marqué par les relents d’une société esclavagiste, argumente-t-il. L’idée est avalisée par ses amis dockers.

Au fil du temps, le groupe croît, puis périclite, avant de prospérer à nouveau. Aujourd’hui, il compte des milliers de membres. Pour les connaisseurs, les Fils de Gandhi ont mué d’un bloco afro (groupe de carnaval dont la musique et la dance sont d’origine africaine) à un afoxé un groupe qui tire son inspiration musicale et chorégraphique dans la religion animiste candomblé (l’équivalent brésilien du vaudou haïtien ou de la santeria cubaine). L’afoxé représente ainsi une expression non religieuse du candomblé, fortement connectée aux cultures d’Afrique de l’ouest par plus trois siècles de migrations forcées en provenance du continent noir.

Au centre du Pelourinho, la foule est compacte, allègre et impatiente. Des pétards annoncent le début de la cérémonie. A l’ombre d’un dais de toile blanche, un cortège de vénérables Fils de Gandhi progresse lentement, mû par les sons cuivrés et rythmés d’un petit orchestre. Après de multiples circonvolutions, la colonne investit le coeur de la place. Les vénérables Fils exécutent plusieurs danses enflammées, avant un rituel oratoire qui culmine par des lancers de riz et un lâcher de colombes sous les acclamations de la foule: le carnaval est ouvert.

L’après-midi est longue encore, et la nuit plus encore. Après avoir traversé une partie du quartier historique, les Fils de Gandhi ceinturent un énorme camion caréné sur lequel embarquent l’orchestre et les vénérables. Leur progression millimétrée, façon love mobile, à travers la foule en liesse tout au long d’une interminable avenue tient du miracle et du marathon. J’abandonne en route, saoulé par l’allégresse et la promiscuité.

De son vivant, le mahatma Gandhi n’a certainement jamais imaginé pareille application festive de ses principes non violents. Je ne doute pas qu’il en soit malgré tout honoré et satisfait. L’ascétisme n’y est pas, mais c’est pour l’après carnaval. Peut-être…

Bien à Vous,

By Bertrand

Trotting the globe with vision, values and humour